L’Avare est le personnage principal de la pièce de Molière qui aurait pu s’intituler « La Maison d’Harpagon », car ce sont bien les effets de la pathologie de ce dernier sur la sphère familiale que la pièce met en jeu. On peut qualifier de sujet, l’homme qui a la conscience d’appartenir à une communauté. Harpagon se situe à l’opposé de cette définition et incarne la figure absolue de l’individualisme. Individualiste, dont la jouissance ne peut être liée au partage voire à la perte. C’est en ce sens que nous pouvons entendre le jugement de La Flèche visant Harpagon : « C’est l’humain le moins humain de tous les humains ». L’argent ne sert plus. Il est placé, retenu, au secret. Ici, plus d’échanges, seule la possession compte, revêt le caractère de la valeur suprême, la place de Dieu.
L’Avare n'est donc pas le procès de l’argent mais de son mésusage dès lors qu’il ne circule plus. Harpagon accumule et amasse comme nous l’indique le mémoire (énumération surréaliste) que La Flèche lit à Cléanthe : il mène quasiment une activité de brocanteur et fait commerce de tout, mais chez lui rien ne se voit, tous ses biens sont placés à l’abri des regards, tout est au secret. Et, c’est bien la marque de sa pathologie. L’idée même que l’on sache qu’il pourrait avoir de l’argent l’angoisse et attise sa peur d être volé. Ainsi, il tient les coffres-forts comme de "franches amorces à voleurs". En ce sens il a à voir avec l’organisation des sociétés multinationales d’aujourd'hui où l’opacité, le secret sont la règle (montages complexes, paradis fiscaux...) afin de faire disparaître toute trace de l’existence de capitaux. C’est en ce sens que l’on peut d’ailleurs parler d’un texte classique : un texte qui peut, génération après génération, faire écho aux préoccupations du temps de sa représentation et nous questionner dans nos comportements fondamentaux. Harpagon confond au plus au haut point l’être et l’avoir. Il n'existe que par ce qu'il possède et toute action doit lui rapporter. Il est ainsi soucieux de la dot que peut lui rapporter un mariage hypothétique pour lequel il engage une entremetteuse Frosine qu’il se gardera bien de rétribuer. D’un autre côté, il se réjouit que sa fille Élise puisse épouser Anselme sans avoir à apporter de dot… Il ne rétribue aucun service, n’offre pas le minimum à ses enfants, ne nourrit pas même ses chevaux… Ainsi, pour survivre dans cette maison, chacun en est réduit à la ruse, au cynisme, aux combines de toutes sortes. Ce sont bien son désir de possession absolu (il convoite d ailleurs la même jeune fille – Mariane - que son fils) et son adoration mystique de l’argent qui corrompent tous les rapports.
Ayant perdu son argent, sa chère cassette enfouie au fond du jardin (paradis fiscal ?), Harpagon s’effondre. Dépossédé de ce qu’il a de plus cher, il est amputé, anéanti. Séparé de lui-même il alternera mouvements de dépression et désirs de vengeance. Mais ce mouvement ne résistera pas au désir d’émancipation des plus jeunes et au désir de vengeance des entremetteurs (La Flèche et Frosine). Enfin Anselme - l’autre père - vient apporter en cette maison des valeurs diamétralement opposées à celles de l’Avare : la générosité, la compréhension et la joie. Ainsi tout l’acte 5 n’est pas seulement la mise en forme bâclée d’un “happy end” de commande mais le mouvement de renversement des valeurs incarnées par Harpagon. Cette fin peut sembler d’un romanesque naïf mais elle est fondamentale car elle signe la mise à l’écart de « l’humain le moins humain » réduit à mourir seul, dans le tombeau qu’il s’est lui même édifié.
Jean-Louis Martinelli