La tragédie d’Antigone est la première qu’écrivit Sophocle, mais elle constitue en fait la suite exacte d’Œdipe Roi et d’Œdipe à Colone – tant du point de vue de l’histoire de la lignée des Labdacides (la famille de Laïos et d’OEdipe) que du destin politique de la ville de Thèbes, leur cité.
Sur les scènes d’aujourd’hui, on joue en général ces trois pièces séparément, mais force est de constater que, si on les enchaîne comme une seule histoire, elles s’éclairent l’une l’autre et déplacent notre compréhension du mythe et des enjeux, aussi bien politiques, religieux que psychologiques. La façon dont le malheur frappe les descendants de Labdacos de génération en génération est en effet l’un des axes essentiels d’une relecture globale de ce mythe.
Œdipe roi, d’abord, raconte la chute d’Œdipe, ou comment le roi adulé de Thèbes, celui qui a délivré la cité des griffes de la Sphinge en résolvant son énigme, veut sauver sa ville une seconde fois : la ville est dévastée par la peste, et un oracle dit que, pour la guérir, il faut en chasser l’homme qui la souille, l’assassin non identifié du roi Laïos. Persuadé qu’il pourra résoudre cette nouvelle énigme, Œdipe se lance dans une sorte d’enquête policière qui prend vite la forme d’une quête d’identité : il se découvre lui-même successivement l’assassin de Laïos, le fils de Laïos - donc parricide - et l’époux incestueux de Jocaste sa propre mère. La prédiction faite à Laïos que, s’il donnait naissance à un fils, celui-ci le tuerait et s’unirait à sa mère, est donc accomplie. Horrifié par la découverte de son identité et la monstruosité de ses crimes, Œdipe se crève les yeux.
(…) l’Œdipe que nous retrouvons dans Œdipe à Colone, le vieil Œdipe errant et aveugle, guidé par sa fille Antigone, ne cesse de clamer son innocence : il a été criminel « sans le savoir ». Il ne reconnaît pas ses crimes comme étant les siens et se déclare victime des dieux, et même victime de ses propres parents : après tout, ce sont eux, les criminels, qui ont voulu le tuer dès la naissance en l’exposant à la mort sur le mont Cithéron. N’est-ce plus le même Œdipe ? Le vieux Sophocle porte-t-il désormais un regard différent sur son personnage ? Ou devons-nous admettre que notre lecture d’Œdipe roi était biaisée ? (…) si Œdipe s’est aveuglé, c’est moins pour se punir du crime que pour ne plus voir une réalité insupportable où il a été plongé malgré lui.
(…) À l’inverse, lorsque l’on poursuit le récit, on s’aperçoit que cette lecture a l’inconvénient de masquer la puissance de négativité que porte ici la figure d’Œdipe : certes il apporte sa bénédiction à Athènes, mais sa malédiction contre ses fils, qui se déchirent pour le pouvoir sur Thèbes, va entraîner leur mort à tous deux, et celle-ci sera cause à son tour du destin tragique d’Antigone, leur sœur. Œdipe devient lui-même un père qui « tue » ses enfants et transmet à la génération suivante la « malédiction de Pélops » qu’il a lui-même héritée de Laïos.
(…) Car cette « trilogie » est aussi une parabole sur le pouvoir, le désir de le posséder, la peur de le perdre, la folie qu’il engendre. Par trois fois, la cité apparaît malade de ses chefs et de leur hybris. Le ver est dans l’homme qui se prend pour un dieu, semble dire Sophocle, en peignant, à l’opposé des rois de Thèbes, Thésée, le roi d’Athènes, comme un homme bienveillant, sage et pondéré. En témoigne aussi la trajectoire de Créon, l’un des personnages qui traverse les trois pièces : le frère de Jocaste, qu’on voyait dans Œdipe roi, satisfait de jouir des privilèges du pouvoir sans avoir à l’exercer, est contraint de s’en mêler dans Œdipe à Colone, à cause des préparatifs de guerre entre les deux fils d’Œdipe, et, ceux-ci s’étant entretués, il devient un roi tyrannique et obstiné dans Antigone, provoquant, outre la mort d’Antigone, celle de son fils Hémon et de son épouse Eurydice, et précipitant sa propre perte.
Face aux hommes que le pouvoir rend fous se tiennent les deux filles d’Œdipe, Antigone et Ismène : elles aussi traversent les trois pièces. Encore enfants, elles apparaissent à la fin d’Œdipe roi, découvrant avec effroi – et sans un mot – l’identité de leur père qui est aussi leur frère, et qu’elles sont filles de l’inceste. Elles seront ensuite les soutiens d’Œdipe dans son chemin vers Colone, témoins des conflits, des débats et des haines entre les hommes. Enfin, dans Antigone, elles feront, chacune à sa manière, un pas de côté face à la logique du pouvoir.
Stéphane Braunschweig, avril 2025